dimanche 2 septembre 2012

1. Pour une approche systémique de la santé


Par Xavier LAINÉ (Masseur-Kinésithérapeute DE, Praticien Feldenkrais certifié), article publié dans la Revue de psychologie de la motivation. 2005 - N° 39


"Aucun problème ne peut être résolu sans changer l'état d'esprit qui l'a engendré "
Albert Einstein
"La vie comporte d’innombrables processus de détection, de répression de l’erreur, et le fait extraordinaire c’est que la vie comporte aussi des processus d'utilisation de l’erreur, non seulement pour corriger ses propres erreurs, mais aussi pour favoriser l’apparition de la diversité et la possibilité de l’évolution."
Edgar Morin, Raul Motta, Emilio-Roger Ciurana
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Chaque jour, l’étendue de nos savoirs ne cesse de s’accroître : de la plasticité neuronale aux fonctionnements les plus intimes du cerveau, du décryptage du génome humain aux avancées spectaculaires dans le domaine de la chirurgie en passant par la mise au point de molécules de plus en plus efficaces, tout devrait concourir à un mieux-être des populations et à l’amélioration de leur santé.
Mais, actuellement, tout se passe comme si, malgré des bases scientifiques toujours plus approfondies dans le domaine de la santé, quelque chose manquait pour que les patients, pourtant bien informés, retrouvent le contrôle d’eux-mêmes et que la science, dans son morcellement, puisse les aider à créer du sens dans cette somme d’informations et répondre ainsi à leur attente.
Quels sont donc les éléments de blocage du système? Ce qui me semble, au fond, poser effectivement problème, ce n’est pas tant l’immense étendue du savoir et les réussites indiscutables de la médecine contemporaine, que cette capacité à faire émerger du sens. Ce qui semble manquer et expliquer certaines dérives, c’est notre difficulté à appréhender, à partir de données logiquement fragmentaires, une complexité plus proche de la réalité des systèmes vivants. Ce qui manque donc, c’est d’introduire cette complexité dans nos modes de pensée.
Ma proposition ici est de passer d’un mode d’enseignement qui rassure par les certitudes qu’il apporte à un mode d'apprentissage permanent qui permette de douter et de construire. Devant l’étendue des difficultés, ne faut-il pas, d’abord, chercher où est l’erreur dont la conscience nous permettra d’accroître nos compétences à trouver les solutions appropriées ? Pour nous diriger ensuite vers un mode de raisonnement qui nous rende apte à aborder les maux rencontrés, non simplement par des mots qui expliquent, mais par des attitudes, des gestes, des formulations qui fassent lien entre ce que sait le patient, son désir de mieux être, et les signes cliniques qu’il présente.
Il s'agit donc de sortir d’une approche réductrice pour aller vers une conception holistique de la santé, une approche qui ne limite pas celle-ci à l'expression des pathologies et à leur guérison, mais aussi, compte tenu de la complexité du vivant, de l'envisager comme ce qu’il nous faut savoir préserver avant que certaines pathologies ne nous envahissent. Il n’y a de bien-être possible que pour des sujets capables de concevoir leur propre existence comme un processus permanent d’apprentissage, ce qui ne veut pas dire que, concevant les choses ainsi, nous pourrions éradiquer tout symptôme et toute maladie.
L’enseignement académique de la médecine : une vue morcelée de l’être humain
La formation des praticiens de la santé ne peut échapper à la règle du morcellement des savoirs en éléments distincts les uns des autres qui nous imprègne dès l’école élémentaire.
Il est utile de connaître l’anatomie, la physiologie, la biochimie et la biophysique; la psychologie et la pathologie ; utile, mais difficile de rétablir dans un tout : l’être souffrant qui franchit la porte d’un cabinet.
De ce morcellement de la personne jaillit une image de l’être dont le corps n’est plus que rouages. Ce morcellement est utile mais réducteur: l’être souffrant n’existe plus en tant qu’être, il devient la pathologie dont il sera du devoir du soignant de venir à bout, la « partie » qu’il faut bien réparer. La chimie apparaît comme seul horizon. Molécule après molécule, le patient devient le consommateur culpabilisé, menacé de dérive si quelque chose ne change pas. Ce qui « change » c’est une utilisation abusive de la médecine, jetant le patient désemparé dans les bras de toutes les thérapies que l'homme sait inventer, avec l’intention de guérir, de trouver le “guérisseur” qui fera quelque chose sur ce corps « dépossédé » qui l’empêche de vivre.
Cette réalité quotidienne me surprend depuis plus de vingt cinq ans: l’immense majorité des patients qui viennent me voir vivent à côté de leur corps, parlent de ce corps comme s’il ne faisait pas partie d’eux-mêmes! Certains, ouvrant les yeux sur cette réalité, proposent des solutions. D’autres les refusent, persistant dans une voie d’où l’homme comme être incorporé est singulièrement absent. Les budgets successifs de nos système sociaux sont alors les baromètres de cette escalade: ils sont la partie visible d’un morcellement qui coûte cher, en terme d'humanité comme en terme économique.
La fonction, les organes et la vie.
C'est l'approche de l'être par les sciences fondamentales qui fonde la médecine contemporaine à se considérer comme une science. Cette vue s'est construite tout au cours du XXe siècle. Cependant, il est très vite apparu que l'homme ne peut être réduit à la connaissance de ses cellules et de ses structures essentielles. La médecine a alors recherché, pour des critères d’efficacité, un fil conducteur qui rassemble les données éparses, ce qui a favorisé l’émergence de spécialités regroupées autour des organes (cardiologie, pneumologie, gastro-entérologie, neurologie, ophtalmologie, etc.)
Chaque spécialité a atteint cette capacité de résoudre les difficultés pathologiques rencontrées. Avec juste raison, chacune peut se glorifier d’avoir pu répondre à un certain nombre de dysfonctionnements avec de brillantes réussites. Ces succès eux-mêmes alimentent des recherches, fondées et justifiées par les résultats obtenus, entreprises sous l’égide des laboratoires tant publics que privés qui, toutes, par leur réussite, contribuent à l’idée d’agir sur le vivant réifié. Rien ne semble pouvoir arrêter ces progrès dans leur course. Les médias se font l’écho de ces brillantes réussites et il devient commun dans l’esprit du public de considérer la médecine comme une science au savoir absolu. Les soignants, pris au piège de leur propre formation, rencontrent des difficultés à déjouer le piège de la toute-puissance.
Si les sociétés pharmaceutiques peuvent contempler avec ravissement la courbe de leurs chiffres d’affaires, les budgets sociaux s’effondrent sous le coût croissant de cette approche morcelée de l’être. Le soin est réduit à cette portion du vivant accessible à la seule imagerie médicale. Exit le versant psychologique, injustement et insuffisamment intégré dans les programmes de formation des soignants, à l’exclusion de ceux qui optent pour la psychiatrie, elle-même par trop réduite à la fonction organique du système nerveux.
Or, si l'être était considéré à la fois dans sa réalité fonctionnelle, organique, biochimique et structurelle, les désordres et dysfonctionnements regardés comme des phénomènes émergents d'une réalité dont nous ne cponnaissons qu'une petite frange tandis qu'une énorme partie nous échappe encore, cela permettrait sans doute de nourrir une approche plus proche de la réalité du vivant et de sa formidable capacité d'auto-organisation.
Intégration des données et échanges d’informations.
Que pourrait être une approche de la santé, prenant en compte à la fois les notions déjà connues, explorées par les sciences fondamentales, les connaissances acquises par les théories et recherches “organiques”, et l’apport de la théorie des systèmes mise en évidence dès Poincaré, systèmes étudiés plus tard par Foerster, Bateson, Prigogine et qui ont trouvé leurs applications en physiologie, biologie, thermodynamique, physique, sociologie, philosophie, psychologie.... Curieusement, la médecine éprouve quelque difficulté à intégrer ces approches. Il serait donc urgent de développer une théorisation de ces nouvelles possibilités susceptibles de modifier nos connaissances en créant du lien entre nos savoirs, et ainsi de donner plus de sens et d’efficacité à nos pratiques de santé.
Les recherches récentes en biologie nous éclairent. Pour Varela, ses prédécesseurs et ses successeurs, le vivant se distingue par ses capacités d’autocréation et d’auto-organisation (autopoïèse). Or, un système peut être nommé de la sorte dès lors que peuvent être mises en évidence ces capacités, pierres angulaires de l’adaptation au milieu, bases de l’évolution des espèces. Dans un écosystème donné, les êtres vivants ont une capacité d’échange d’informations. Il y a, au sein de la biosphère, une circulation constante d’informations interférant avec l’évolution et l’adaptation des organismes observés.
Le vivant est donc, quel que soit son degré d’organisation (du plus simple au plus complexe), un système adaptatif ayant comme « intention » la survie de l’espèce, survie en rapport avec le traitement des informations émanant de l’environnement, et l’évaluation permanente des objectifs à atteindre. On le voit, les vivants, leur lien avec la biosphère dont nous faisons partie, peuvent être observés de deux manières complémentaires : celle fragmentaire envisagée jusqu’ici (chimie - biochimie ; cellules - tissus - organes ; biophysique), et celle qui se nourrit des apports des théories systémiques et de la complexité (fonction, information, boucles rétroactives, organisation, adaptation).
De la cellule à nos capacités d’organisation organique, physiologique, psychologique, écologique, existe un lien ténu qui fait que celui qui écrit ces lignes ne peut en aucun cas se passer de son vécu, et que les mots qu’il aligne sont le résultat d’une expérience sensorielle, émotive, psychologique, historique, etc.... Chacun de nos actes, chacune de nos pensées, chaque détail de nos mouvements ou de nos comportements est le résultat de multiples interférences qui sont à elles seules la preuve que nous sommes bien vivants, mais qui ne permettent pas à chacune d’entre elles de définir ce qui fait que nous le sommes. Nos pathologies, nos dysfonctionnements sont l’expression d’une désorganisation, parfois minime en un point ou un autre du système, le trouble n’apparaissant pas forcément là où on pourrait l’attendre, les signes cliniques pouvant être l’expression d’un déficit adaptatif aussi bien que la déficience propre de l’une des parties du système. Faute de tenir compte de ces données, le traitement proposé, même avec la meilleure intention du monde peut s’avérer inefficace, voire néfaste. Cela ne veut pas dire qu’il faudrait s’abstenir de tout traitement face aux pathologies exprimées, mais qu’ils gagneraient en efficacité si toutes les dimensions de l’être étaient mieux prises en compte.
Traitement de l’information: le corps, somme « inexacte » de ses parties
Une des données de la science contemporaine, qui pourrait être mise en avant pour schématiser (modéliser) notre regard complexe sur le vivant et sa santé, nous vient de Poincaré, qui, le premier, a ouvert la voie à des interprétations et utilisations multiples des notions de chaos et de suites complexes, ainsi qu’à une théorisation des systèmes complexes dans de nombreux domaines scientifiques. De la cybernétique à la sociologie, en passant par la sociologie et la phénoménologie, l’idée selon laquelle "tout est mouvement et échange d'informations" a pu, tout au long du XXesiècle, faire son chemin.
Nous connaissons aujourd’hui les modes d’organisation et de fonctionnement d’un grand nombre de nos fonctions et organes. Nous savons même comment celles et ceux-ci interagissent entre eux, créant l’émergence d’actions, réactions, adaptations, dont le but permanent est de maintenir ou de retrouver l’équilibre du système. Nous pouvons ainsi établir qu’il existe bien une fonction psychique, une fonction neuronale dont nous connaissons dorénavant la plasticité, une fonction cardiaque, respiratoire, digestive, neuro-musculaire et articulaire, vasculaire, hormonale… et nous sommes capables de décrire comment deux ou trois de ces fonctions interagissent entre elles. Mais il est difficile à un seul esprit de concevoir toutes les interactions de ces fonctions et organes qui nous font, au final, vivants.
Si nous considérons qu’être vivant c’est maintenir un savant équilibre entre toutes les fonctions et organes qui nous caractérisent, le système que nous constituons, pour demeurer en vie, ne peut qu’être « supérieur » à la somme de ses parties. Une égalité, dans ce contexte, ne pourrait que traduire le déséquilibre et la limitation des fonctions indispensables au maintien de la vie: par exemple, on sait qu’en cas de mise en jeu du processus vital, l’organisme peut « sacrifier » une partie de lui-même afin de préserver les fonctions les plus indispensables (ainsi, la nécessité du maintien de l'homéostasie conduit l'organisme, dans certaines conditions extrêmes de températures ou d'hydratation, à modifier l'irrigation vasculaire des parties périphériques du corps pour maintenir en survie les organes vitaux; dans les grands traumatismes, une décharge endorphinique met en sommeil momentané les réponses douloureuses).
Le changement de paradigme représenté par l’adoption d’une pensée complexe pourrait faire évoluer nos manières de voir et concevoir nos pratiques médicales vers une conception plus holistique. Que se passe-t-il donc si, recevant un patient en tant que kinésithérapeute, je tente d’intégrer dans ma pratique une dimension systémique et complexe?
Mme K., sportive, pianiste, travailleuse intellectuelle vient me voir pour une sciatique aiguë et un début de paralysie. Elle présente à la radio des signes éclairant les troubles cliniques évoqués : mise en évidence d’une usure plus ou moins importante des articulations vertébrales lombaires. Si je restais dans ma spécialité de kinésithérapeute, j'appliquerais les techniques apprises: physiothérapie, massage, tonification musculaire, apprentissage du verrouillage lombaire pendant les séances prescrites, et « au revoir Madame... »
Or, formé à regarder Mme K. sans me limiter à sa seule pathologie, je découvre que celle-ci est la partie visible d’une organisation du corps fortement marquée par la force musculaire et sa lutte pour dépasser son mal et “être comme tout le monde”. Derrière se révèle une expérience de vie dont chaque élément pourrait être une explication à ce mode d’organisation. Nous parlons de ses difficultés de pianiste à effectuer des trilles avec la main droite. Quelques séances plus tard, elle revient, étonnée : au piano, elle constate pouvoir jouer sans sa partition mais en ayant une vue claire de celle-ci alors qu’elle souffrait depuis longtemps d’une déficience de sa mémoire visuelle. Ne pratiquant rien d’autre que « ces séances entre mes mains », elle fait un rapprochement entre cette amélioration et notre travail, qui par ailleurs a fait disparaître totalement les signes de sciatique. Mais par quelle voie, le traitement de celle-ci a bien pu améliorer des difficultés d’ordre cognitif? Par quel enchaînement cela a bien pu se produire? Mystère, si nous restons dans un mode de raisonnement linéaire (raisonnement de cause à effet). Évident, mais répondant à une causalité multiple naturellement plus difficile à décrire, si nous adoptons un mode de pensée complexe.
On le voit, l’apport de cette dimension complexe dans le raisonnement thérapeutique a l’avantage, non de donner des certitudes, mais de soulever de multiples questions, et de permettre au patient de faire son chemin dans un questionnement sur lui-même qui est une invitation à se préoccuper des éléments nécessaires au maintien de sa propre santé.
Toutes les thérapeutiques actuellement validées par la communauté scientifique, mais aussi certaines approches plus holistiques pourraient puiser à cette source pour alimenter un tissu de possibilités d’actions utiles, parfois complémentaires. Peut-on se contenter d’être médecin généraliste ou spécialiste, kinésithérapeute, infirmière, sage-femme, etc.? La dimension systémique nous contraint, non seulement à faire preuve d’une compétence accrue dans le domaine qui est le nôtre, mais aussi à regarder ailleurs, à piocher dans la psychanalyse ou d’autres formes de psychothérapies pour mettre en lien des éléments dispersés qui éclairent ce que l’expérience nous fait toucher du doigt dans la souffrance du patient.
La modification fondamentale relève d’un changement de paradigme dans le regard posé sur le patient: celui-ci, dans un tel contexte, n’est plus l’objet de nos recherches, de nos attentions, de notre compassion et de nos actes thérapeutiques; il devient par nécessité unsujet que notre écoute empathique va mettre en relation avec toutes les informations interférant dans son état. Car que faisons-nous de notre vie sinon sans cesse, et tant que notre plasticité neurologique nous le permet, traiter des informations et réagir à celles-ci en modulant à l’infini notre adaptation et nos comportements?
Rétablir le juste langage.
On le voit, raisonner en termes complexes dans le domaine de la santé nécessite quelques précisions de langage. Ce à quoi nous assistons depuis quelques années dans les discours, c’est à un glissement sémantique qui met sous le vocable « santé » ce qui ne l’est déjà plus: ce qui est appelé ainsi aujourd’hui, c’est l’absence de maladie, elle-même considérée comme une fatalité. Ce qui est en partie vrai, mais qui, considéré comme un dogme intangible, s’avère une dangereuse réduction de la réalité. En effet, au nom de ce caractère inévitable de la maladie et de ce regard réducteur, ce qui est appelé désormais « réseau de santé », tend à devenir en fait un « réseau de soins » thérapeutiques économiquement quantifiables, et la formation des acteurs de ce réseau une formation à la prescription des produits nécessaires à la rémission. Et cela au détriment de la tâche de formation et d’information du patient, et d’une prévention digne de ce nom. Celle-ci se trouve réduite à une conception très partielle, voire partiale. À grands renforts de publicités coûteuses, on vient expliquer au patient qu’il leur faut du mouvement ; quelques grandes campagnes de prévention sont mises en place contre le SIDA, le cancer, les maladies cardiaques et respiratoires. Ces actions ont toutes leur validité mais ne constituent pas une véritable éducation à la santé. Ce comportement a un coût : on voit poindre le nez d’un gouffre sans fond que toutes les mesures successives axées sur la culpabilisation des professionnels de santé et des patients, arrivent très peu à enrayer. À rester dans une perception morcelée de l’être, on ne regardera pas combien le malaise, le trouble et beaucoup de pathologies peuvent être le résultat de conditions de vie, de travail, d’habitat, de transport,… ayant laissé leur empreinte dans le système complexe qui sous-tend l’existence.
Augmenter notre dimension réflexive dans le domaine de la santé, ce n’est pas simplement changer de discours, c’est en passer par une expérience pratique qui appelle à la prise de conscience. Nous avons grand besoin de nous pencher sur nous-mêmes, d’examiner comment, dans nos actes, nos façons de faire, nous pourrions intégrer dans notre expérience, cette nouvelle dimension, « donner à l’être toute sa place ». Par exemple, que faites-vous pendant que vous me lisez? Avez-vous conscience de votre manière de vous installer, des mouvements de votre regard sur mes lignes, sentez-vous la position de votre corps, votre respiration, l’agitation de vos idées ? Non ? Pourtant chacun de ces éléments joue un rôle dans l’intégration et la perception de ce que vous êtes en train de lire, et peut-être même de ce que vous ferez une fois la lecture achevée...
Prendre conscience de ce que nous sommes, à notre place de soignant, et du rôle que nous avons à jouer dans l’éducation et l’apprentissage de la population, afin qu’elle parvienne à une maturité plus grande dans la gestion de son potentiel de santé, passe par l’expérience vécue des changements à opérer. La « pensée complexe » d’Edgar Morin est un apport sur ce chemin. Nous pourrions aussi regarder du côté de ces chercheurs qui, dans les années 1970, à Novato, Esalen, ont travaillé à explorer les liens entre le psychisme et le vécu corporel, sensoriel, émotionnel, social, jusqu’à favoriser l’émergence de thérapies, de pratiques et de théories d’apprentissage, d’explorations favorables à la « prise de conscience de soi », non dans un individualisme forcené, mais comme entité libre en lien avec un environnement complexe.
La médecine académique a du mal à accepter ces dimensions venues de ses marges mais qui pourtant trouvent dans les recherches actuelles en neurophysiologie, neurobiologie, neuropsychologie, sciences cognitives, des développements scientifiques qui corrèlent des intuitions puisant dans la brèche ouverte par le large champ des psychanalyses et psychothérapies.
Aussi avons-nous tout à gagner sur le plan humain à voir converger des réflexions jusque là éparses, la pensée complexe venant réconcilier des écoles qui toutes ont une part de vérité.
Cela passe par la justesse des propos: la santé, c’est ce qui existe avant que nous ne tombions malades ; la prévention a l’ambition de mettre en œuvre tout ce qui serait nécessaire, en l’état actuel des connaissances, pour favoriser et préserver la santé. Notre compétence, en termes de soins, doit aussi regarder au-delà, ou en deçà. Des expériences hospitalières œuvrant à une médecine intégrée démontrent l’intérêt de cette dimension pluridisciplinaire où les regards sont complémentaires. Prévenir, c’est enseigner, instruire, favoriser l’émergence de compétences favorables au maintien de la santé publique.
Les « rejets et cloisonnements » ont un coût dont les grands médias se font régulièrement l’écho. Mais ce qui semble le plus inquiétant ce n’est pas que cette fracture existe, c’est que peu de questions fondamentales se posent devant cette dérive et l’on peut considérer, pour une large part, l’évolution des coûts sociaux comme le reflet d’un certain nombre d’insuffisances.
Affirmer cela n’est pas nier la réalité du progrès technique, ni des résultats obtenus dans de nombreux domaines. Avec un peu de recul, on peut constater les inévitables dérives et donc que quelque chose manque qui pourrait transformer les prestations glorieuses en un véritable triomphe de l’intelligence.
Travailler sans cesse à notre propre expérience, la confronter à la théorie, effectuer l’aller-retour permanent de l’intuition à la connaissance pour une plus grande prise en compte de la complexité humaine, c’est à cela que nous invite l’introduction de la systémique et de la complexité dans le domaine de la santé. C’est une invitation à l’économie des moyens par le développement des compétences. Saurons-nous relever le défi et, à tout le moins, en débattre?

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