dimanche 2 septembre 2012

6. Prendre soin de soi pour mieux soigner les autres


Une introduction à la Méthode Feldenkrais d’éducation somatique[1]
Atelier proposé par Xavier Lainé, kinésithérapeute, praticien Feldenkrais certifié, membre de l’association Feldenkrais France, Manosque (04) dans le cadre des Journées de formation de Kinésithérapie la revue les 23 et 24 janvier 2009
1. Introduction, présentation de l’atelier
La kinésithérapie est, étymologiquement l’art de soigner par le mouvement. Son praticien, le kinésithérapeute a longuement appris à étudier les éléments d’anatomie, de physiologie et de pathologie qui lui permettent de mettre à la disposition de son patient son expérience des techniques appropriées afin de lui permettre d’améliorer ou de retrouver ses capacités de mouvement. Plus rarement, il agit pour favoriser une meilleure adéquation entre le sens, la représentation kinesthésique et les réelles capacités perceptives de son patient, pour une raison simple : si le lien entre ces trois éléments est, de manière évidente, conçu comme « allant de soi », il est bien difficile à mettre en évidence... Sauf à faire soi-même l’expérience d’une « prise de conscience » de ses propres capacités à développer un mouvement harmonieux dans le contexte incontournable de la gravité.
La Méthode Feldenkrais d’éducation somatique de Monsieur Moshé Feldenkrais (1904 - 1984) est un outil qui permet d’accéder à cette « Prise de conscience ». Si tous les soignants n’ont pas besoin de devenir des praticiens de la méthode, je suggère l'hypothèse que chacun peut avoir besoin d’apprendre pour lui-même à mieux se connaître sous l’angle du mouvement. C'est un moyen d'améliorer sa relation à lui-même, et donc se préserver dans la relation d’aide qu’est la relation soignante. Par l'apprentissage de mouvements effectués lentement et sans effort, il est mieux à même de comprendre, par sa propre expérience, les effets des techniques qu’il entend proposer à ses patients.
Mon atelier ne visait pas à proposer des recettes, mais à permettre de plonger un moment dans une propre expérience sensorielle de la mise en mouvement afin de construire un chemin vers une autre qualité d’être soignant.
2. Une expérience pratique.
Je n’ai donc proposé aucune recette. Sans doute de manière assez surprenante pour les participants, j’ai très rapidement évacué tout aspect théorique. J’espère que ma volonté de rester dans une praxis n’aura pas trop frustré les praticiens. Il était, de fait, impossible, dans les quarante minutes imposées, d’aller ailleurs…
Au risque de décevoir, j’ai donc choisi un sentier buissonnier, afin que chacun puisse conclure pour lui-même, à partir de ce vécu.
Ma conviction que quelque chose change dans la relation du soignant au patient, selon cette même relation qu’il entretient à lui-même, n’est au fond qu’une conviction toute personnelle. Mais chaque acte qui ponctue ma journée est nourri de ce raffinement de mes propres sensations. Je tenais à faire partager, même de manière un peu trop expéditive, cet enrichissement.
Il semblerait que chacun ait plus ou moins bien vécu cette mise à l’épreuve. Il y en eut qui rentrèrent dans le jeu, d’autres qui ne le firent que timidement, avec une certaine méfiance même, méfiance renforcée, momentanément par la réflexion d’un photographe de passage sur l’aspect « secte », comme si s’étudier en mouvement pouvait relever d’une démarche sectaire ! D’autres sont carrément restés en dehors, par obligation puisque le nombre de places limité ne leur permettait pas d’entrer dans la pièce.
Il ne s'agissait pas de théoriser sur le regard que nous portons sur nous-mêmes et sur cet autre qui entre dans nos cabinets, mais bien de rendre concret le changement qui s'opère dès lors que notre attention à nos capacités d'être en mouvement se trouve affinée.
Je livrerai, un peu plus loin, le texte d'une leçon similaire à celle que j'ai donnée, afin qu'elle puisse être revécue par ceux qui hélas, demeurant debout, n'ont pu la vivre en direct.
Je vais toutefois maintenant donner quelques pistes de réflexions qui peuvent être utiles.
3. Neurones miroirs, empathie: vers une neuro physiologie de la relation.
Si la neuro physiologie ne permet pas d'expliquer la totalité des comportements (et heureusement), son évolution, ces vingt dernières années, permet de mieux connaître quelques éléments neuronaux qui peuvent nous éclairer sur le thème que j'ai délibérément choisi de présenter.
On sait, avec Antonio Damasio, dès les années 1990, qu'il existe ce qu'il a appelé des « récepteurs somatiques » qui sont les relais entre le système nerveux central et l'espace corporel pour ce que nous appelons les émotions. Je ne reviendrai pas ici dans le détail sur les fonctions et relations mises en évidence dans les ouvrages de ce dernier. Chacun pourra avantageusement se faire une opinion par leur lecture directe[2].
Établissons toutefois qu'avant de mettre un nom sur ce que nous appelons communément nos « émotions », il nous vient, à travers nos récepteurs sensoriels, une cartographie des modifications corporelles vécues lors d'un événement, cartographies dont la géographie, encartées dans notre système nerveux central par des agencements neuronaux acquis à travers notre expérience, nous permet d'établir et de nommer nos émotions. Cette acquisition est bien entendu appelée à ce modifier par ce que les neurophysiologistes appellent désormais notre neuroplasticité pour tenir compte sans cesse des nouvelles expériences traversées.
Par ailleurs, dans son laboratoire, Alain Berthoz, met en évidence ce qu'il nomme un sixième sens qui serait notre sens du mouvement. Il nous explique comment nos mouvements sont tout à la fois un outil à notre disposition dans notre exploration de l'environnement, mais aussi comment leur organisation se transforme au fil de ces explorations, y compris comment notre mouvement peut avoir un lien direct avec nos façons de nous émouvoir et de penser. Nous ne fonctionnons pas par une façon moyenne de nous mouvoir, mais par des évaluations approximatives qui tiennent compte des nécessités de notre adaptation à notre environnement, donc de la perception que nous en avons. Cette adaptation joue bien entendu dans notre perception de l'autre. Si notre relation à l'autre modifie notre manière d'être en mouvement, chacun de nos gestes, de nos modes d'organisation dans le mouvement et dans l'action est imprégné de nos adaptations successives et en dit donc long, sans que nous en ayons toujours conscience sur ce que nous sommes. Ce qui permet à Alain Berthoz d'affirmer: « Nous devons nous intéresser à la perception et à l'action non seulement parce que nous sommes pédagogues, ou ergonomes, ou médecins, mais surtout parce que nous devons combattre la haine de l'autre »[3].
Cette question de la conscience du substrat émotionnel de nos organisations comportementales (sans chercher à faire du « comportementalisme ») et de la trace laissée par notre appréhension de l'espace et des évènements à travers notre sens du mouvement est encore éclairée par la découverte récente des neurones miroirs, établie par l'équipe de recherche en neurophysiologie de Parme, autour de Giacomo Rizzolatti[4].
Cette découverte, qui vient compléter la notion de plasticité neuronale déjà évoquée ici vient montrer que non content d'être dans l'action, notre système nerveux est capable d'imaginer l'action, voire de la compléter lorsque cette action est accomplie par l'autre sous notre regard.
Cette mise en évidence de notre capacité neuronale à imaginer l'action avant même de l'accomplir, ou de nous mettre à la place de l'autre est venue compléter, sous le regard de Alain Berthoz et Gérard Jorland[5], les dispositifs déjà mis en évidence par Damasio, en travaillant sur la notion désormais bien connue d'empathie. Notre intention n'est pas tant d'anticiper sur les réactions de l'autre, mais bien de nous confirmer que nous sommes bien dans le même monde que lui, que ce que nous ressentons n'est pas une hallucination mais la prolongation d'une « communication » directe, de système nerveux à système nerveux.
Notre cerveau agit donc comme un organe de prédiction et de prévision, capable à la fois d'ajuster nos mouvements aux évènements que nous rencontrons, mais aussi d'anticiper sur les réactions des autres. Ces phénomènes, bien entendu, n'ont pas besoin d'être conscients pour exister. Nombre d'entre nous vivons chaque jour cette « Phénoménologie et physiologie de l'action[6]» sans éprouver le besoin d'en prendre conscience.
Si j'insiste un peu lourdement sur ces notions récentes des neurosciences, ce n'est pas pour réduire l'ensemble de la relation soignant soigné à une « neurophysiologie » de la relation. Il conviendrait d'ajouter au tableau les relations inconscientes qui s'établissent et qui relèvent du « transfert », au sens freudien du terme et qu'il convient de ne pas négliger. Ceci n'atténue en rien l'importance d'établir combien notre relation à nous mêmes, la prise de conscience de notre état d'être somatique peut avoir un intérêt dans la relation que nous établissons à cette autre souffrant qui vient nous implorer, à travers notre empathie, d'apporter des solutions aux dysfonctionnements dont il éprouve la douleur.
4. L'apport pertinent des méthodes d'éducation somatique et de la Méthode Feldenkrais en particulier.
Le champ émergent de l'éducation somatique vise à regrouper toutes les méthodes dont l'action porte sur le corps comme entité somatique, englobant la personne en mouvement dans son environnement.
Elle inclut, outre la Méthode Feldenkrais, des méthodes telles que l'Eutonie Gerda Alexander, la Méthode Matthias Alexander, les gymnastiques holistiques, l'antigymnastique de Thérèse Bertherat, etc...
Il s'agit à partir d'une perception de notre organisation en mouvement, de prendre conscience combien nos apprentissages, nos conditionnements nous entraînent à construire des processus qui nous brident et nous restreignent dans nos capacités et nos libertés, et à découvrir, par des mouvements lents, répétés, de nouvelles adaptations plus en harmonie avec cette constante physique constitutive de notre physiologie: la gravité.
Modifiant notre rapport à la gravité, dans un mouvement plus harmonieux et nécessitant moins d'effort, l'éducation somatique nous permet de mieux nous comprendre, cernant avec plus de précision les « conditionnements » inconscients, émotionnels, acquis, qui nous façonnent.
5. Conclusion
Mes propos ici ne peuvent, hélas qu'effleurer un sujet fort vaste.
Ma conclusion n'en sera pas une mais se voudrait une invitation au débat et à la recherche.
On peut constater que les pédagogies de l'éducation somatique nous permettent de mieux comprendre, par l'étude de nos organisations dans le mouvement, et la prise de conscience de ce que peuvent induire nos récepteurs somatiques en lien avec notre histoire émotionnelle, comment nos actions influencent en retour notre manière de nous mouvoir.
Elles nous permettent aussi de nous rendre plus apte à saisir ce qui se trame chez cet autre qu'est le patient, par le raffinement de nos qualités empathiques.
C'est à une ébauche de cette ouverture que j'ai convié les participants à cet atelier, faisant le pari que la qualité des interventions thérapeutiques des uns et des autres ne pourrait que gagner à cette prise de conscience.
Manosque, 29 janvier 2009
Xavier Lainé
Annexe 1. Bibliographie non exhaustive
Outre les ouvrages déjà cités, on pourra avantageusement consulter:
Gerald M. Edelman, Biologie de la conscience, Odile Jacob
Jean-Didier Vincent, Voyage extraordinaire au centre du cerveau, Odile Jacob
Richard Shusterman, Conscience du corps, éditions de l'éclat
Bonnie Bainbridge Cohen, Sentir, ressentir et agir, L'anatomie expérimentale du Body-Mind Centering, Nouvelles de Danse, Bruxelles
Bernard Andrieu, Toucher, éditions Les belles lettres
Moshe Feldenkrais, La puissance du moi, éditions Robert Laffont
       
Moshe Feldenkrais, Le cas Doris, éditions Espace du temps présent
Moshe Feldenkrais, L'être et la maturité du comportement, éditions Espace du temps présentation
Lawrence Wm Goldfarb, Articuler le changement, éditions Espace du temps présentation
Thérèse Bertherat et Carol Bernstein, Le corps a ses raisons, éditions du Seuil
Moshe Feldenkrais, L'évidence en question, éditions L'inhabituel
Thierry Janssen, La solution inétrieure, éditions Fayard
Francisco Varella, Evan Thompson, Eleanor Rosch, L'inscription corporelle de l'esprit, éditions du Seuil
Norman Doidge, Les étonnants pouvoirs de transformation du cerveau, éditions Belfond
Alain Berthoz, La décision, Odile Jacob
On pourra aussi faire un détour par Hegel et sa phénoménologie de l'esprit, parMerleau-Ponty et tant d'autres que j'oublie ici...
Annexe 2. Une courte leçon de prise de conscience par le mouvement de la Méthode Feldenkrais d'éducation somatique (Source: Sens-Habileté journal de l'association québecuoise des praticiens de la Méthode Feldenkrais, Volume 1, numéro 3).

Asseyez-vous confortablement sur une chaise, les pieds à plat sur le sol.
1. Tournez votre tête vers la droite sans forcer. Remarquez jusqu’où vous pouvez tourner la tête. Revenez au centre. Répétez le mouvement pour vous assurer de votre zone de confort dans le mouvement.
2. Prenez votre main gauche et placez-la sur votre cou, en-dessous de votre oreille droite. Appuyez ou serrez le gros muscle situé en-dessous de votre oreille (le sternocléïdomastoïdien) sur le côté droit, avec vos doigts de la main gauche. Cela limitera l’action de ce muscle. 3. Expirez pendant que vous tournez la têt lentement à droite vers votre main, et puis tournez votre tête vers la gauche. Répétez 2 ou 3 fois. 4. Laissez tomber votre main gauche et tournez vers la droite. Remarquez le changement dans a capacité de rotation. 5. Levez votre main gauche et tenez de nouveau le muscle. Cette fois, en expirant et tournant la tête, gardez vos yeux fixés au centre. Répétez 2 ou 3 fois.
6. Laissez tomber votre main gauche et tournez encore vers la droite. Remarquez l’augmentation de la capacité de rotation. Changez de côté et répétez. Le Changement est-il le même des deux côtés?

[1] En janvier 2009, je répondais à l'invitation de la Société Française de Kinésithérapie (SFK) pour animer un atelier de présentation de la Méthode Feldenkrais à Paris, lors des Journées françaises de kinésithérapie (JFK). A ma grande surprise, la salle fut comble, débordant même dans les couloirs. Je n'ai donc aucune idée de ce que les participants ont pu vivre, n'ayant eu aucun retour de la part de l'organisateur. Evitant de me plonger dans un fastidieux exposé, je choisissais de proposer une expérience pratique sur la base de la "leçon" citée à la fin de cet article, réservant la théorie à un compte-rendu qui devait être publié par les soins de la SFK, sur un site dédié au journées. Il a été publié ici: http://www.sfphysio.fr/JFK2009-Atelier-pratique-Techniques-specifiques_a243.html
[2] Antonio R. Damasio, L'erreur de Descartes, 1994; Le sentiment même de soi, 1999; Spinoza avait raison, 2005, tous chez Odile Jacob.
[3] Alain Berthoz, Le sens du mouvement, 1997, Odile Jacob
[4] Giacomo Rizzolatti, Corrado Sinigaglia, Les neurones miroirs, 2008, Odile Jacob
[5] Alain Berthoz, Gérard Jorland et al, L'Empathie, 2004, Odile Jacob
[6] Alain Berthoz, Jean-Luc Petit, Phénoménologie et physiologie de l'action, 2006, Odile Jacob

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