dimanche 2 septembre 2012

4. Méthode Feldenkrais® : une approche multifactorielle de la voix et du langage


Par Xavier Lainé, kinésithérapeute DE, Praticien Feldenkrais, membre du Conseil d’Administration de l’association Feldenkrais France
 Article publié dans les numéros 3 et 4 de la revue Orthophonies, éditée par l’Observatoire National de l’Orthophonie
Donner un aperçu simple et explicite de la Méthode Feldenkrais d’éducation somatique et de son impact sur la voix et le langage relève du défi. Défi, car comme vous le comprendrez au fil de ces mots, pénétrer dans la pratique de ce travail, c’est entrer dans un monde où le linéaire n’est plus de mise, où le multifactoriel, le pluridisciplinaire sont la base mouvante d’un savoir qui ne peut que difficilement se nommer. Certains ont, ici ou là, relevé ce défi [1], mais, il est bien difficile de faire un tour exhaustif de toutes les parutions sur le sujet.
Aborder la voix et le langage sous un angle phénoménologique, systémique et holistique demeure une épreuve redoutable, car, pour l’essentiel, l’approche des méthodes d’éducation somatiques, et de la Méthode Feldenkrais en particulier, relève d’abord de l’expérience vécue, et, à ce titre, il y aurait autant d’expériences à décrire que d’élèves rencontrés.
1. Qu’est-ce que la Méthode Feldenkrais d’éducation somatique?
Ainsi nommée du nom de son créateur, Moshe Feldenkrais (1904-1984) [2], physicien, passionné de judo, qui eut l’intuition, avant que la neurophysiologie moderne ne vienne confirmer sa thèse, que rien ne pouvait être séparé chez l’être vivant, corps et esprit étant indivisibles, unis dans leurs modes d’expression, capacités cognitives, psychologiques, artistiques, philosophiques, les processus d’entrée en mouvement étant le résultat de nos apprentissages et expériences de vie.
La Méthode qu’il a créée, et dont nous sommes les héritiers, ne revendique donc aucune spécificité, même si ce travail trouve des applications dans des champs disciplinaires fort variés.
Faute de spécificité, la Méthode Feldenkrais peut se définir non comme une thérapi mais comme une approche pédagogique dont le mouvement est la porte d’entrée. La finalité, s’il en est une, serait de découvrir, dans les détails de nos mises en mouvement, les conditionnements qui nous entraînent à faire des choix, à affiner ceux-ci afin d’aller vers ceux qui nous permettraient une utilisation optimale de nous-mêmes.
Cette pédagogie, répondant au premier abord d’une approche intuitive et empathique de la relation humaine, trouve dans les recherches actuelles de la neurophysiologie, des sciences cognitives, de la systémique et des systèmes complexes de formidables appuis théoriques qui ne demandent qu’à être mis en résonnance avec la réalité des expériences menées par les praticiens Feldenkrais du monde entier. La pratique de la Méthode Feldenkrais présente deux volets non distincts mais complémentaires [3] :
- Lors de séances collectives appelées “Prise de conscience par le mouvement” (PCM), l’enseignant propose une manière d’entrée en mouvement, le plus souvent dans la lenteur, les élèves sont invités, au fil de la leçon, à prendre conscience de leurs modes de réactions et du processus qu’ils utilisent pour obtenir le mouvement demandé. Moshe Feldenkrais aimait à dire que l’on ne peut rien faire si on ne sait pas ce que l’on fait. Les leçons de PCM, sont l’occasion, en portant dans le champ de l’attention nos manières d’être en mouvement, d’apprendre à en varier le vocabulaire, nous libérant ainsi de nos habitudes et conditionnements, favorisant une plus grande disponibilité pour la vie quotidienne et créative.
- En séances individuelles appelées “Intégrations Fonctionnelles” (IF), l’enseignant, par un toucher doux et respectueux de la personne, utilise ses mains pour en quelque sorte se faire le miroir des processus mis en jeux dans l’entrée en mouvement. Cette prise de conscience s’accompagne d’un profond relâchement du tonus musculaire, favorable à la récupération du sens kinesthésique.
2. Comment vient-on à la Méthode Feldenkrais?
 Bien que kinésithérapeute de formation, ce n’est pas mon métier qui m’a introduit à la pratique de la Méthode Feldenkrais mais ma voix.
Un jour, séjournant dans un monastère bouddhiste tibétain, j’entrais, entre deux longues périodes d’écritures, dans la librairie. J’y découvrais “Energie et bien-être par le mouvement”, l’achetais, le feuilletais à de multiples reprises sans trop savoir quelle utilisation en faire. Venu au chant par la voie du théâtre et mon travail de mise en voix de poèmes dans des « performances poétiques », mon professeur d’art lyrique me glisse une plaquette d’un collègue praticien [4]. Intrigué et attiré, je la pose sur mon bureau, avec l’intention ferme de l’appeler. Les mois passent sans que je n’en trouve le temps...
Mon expérience de la kinésithérapie était à un tournant, tout me pesait, et j’éprouvais le besoin ardent, vingt ans après l’obtention de mon diplôme, et pour ne rien concéder à mon éthique professionnelle, de chercher une autre voie que celle-ci. Je décroche donc enfin le téléphone. Au bout du fil, sans passer par la case répondeur, une voix résonne. J’émets le souhait de venir commencer à explorer ce travail, mais, vingt minutes plus tard, j’entends: “Une formation entièrement francophone démarre en Belgique, je t’envoie la documentation, vas-y...” Et nous en restons là.
Quelques jours plus tard, la documentation promise arrive. Je la lis, la relis, en parle, pèse le pour, le contre, le coût, ne mesure pas vraiment toutes les incidences financières d’un tel engagement, mais une petite voix me dit que c’est bien là que je me dois d’aller, quelles que soient les difficultés prévisibles.
J’expédie un curriculum vitae, et attends. Un soir, une voix, féminine celle-ci [5], me dit: “Viens, nous t’attendons, bienvenue.” Je n’en sais pas plus, ni sur Feldenkrais, ni sur la Belgique. Je ne sais pas à vrai dire où je vais, mais l’intuition est la plus forte : pour une fois, la première de mon existence, j’écoute ma voix intérieure, et je la suis.
Avant de partir, je me souviens du livre acheté, je le prends dans mes bagages, le lis pendant le trajet aller sans rien comprendre. Je le relirai au retour, en prenant avidement des notes, pour ne rien perdre de ce que j’aurai reçu pendant ces premiers dix jours.
Ce que je découvre est sidérant: j’entre dans des mouvements d’une simplicité enfantine, mais qui ont la faculté de me faire dormir comme jamais, et on me laisse dormir. Quand je me relève tout tangue autour de moi, des bouffées d’angoisse me prennent, des moments de bien-être, de plus en plus nombreux. Chaque jour en ajoute un peu à la volupté de me sentir emporté par mon propre mouvement. Peu à peu mon intuition se concrétise : ce que je découvre vient, comme une cerise sur le gâteau, justifier à posteriori toutes mes interrogations, tous mes doutes et aussi toutes mes recherches depuis vingt ans.
Une cerise sur le gâteau, non comme une justification professionnelle, mais plutôt comme un retournement. Ce que je découvre est aux antipodes de ce que j’avais appris : je quittais enfin les rives de la technicité pour entrer dans une perception de l’être, les explications ne venaient plus de mon savoir mais de mon ressenti. Un soir, alors que nous abordions une leçon sur la voix, j’ai entendu un son grave monter comme je ne pensais pas être capable de l’émettre. En même temps, j’ai senti mon squelette vibrer. Cette voix venait des profondeurs de moi-même, je devenais conscient de ce qui en faisait la tessiture, les harmoniques. Ce n’était plus une construction mentale, façonnée de l’expétieur, mais bien une émanation profonde qui m’habitait tout entier.
En rentrant, je renonçais à mes pseudonymes. J’acceptais enfin que puisse être réunis en moi l’artiste, le poète, le chercheur en quête de philosophie, de savoir scientifique, l'écrivain, le comédien, le chanteur, le musicien, le kinésithérapeute. Je pouvais pour la première fois être en moi-même avec toutes mes facettes, sans rien changer, mais en faisant tout bouger. En redécouvrant cette mobilité qui me faisait défaut et m’enfermait entre les murs d’un cabinet délirant dans une ville où j’étais venu par dépit, sans prendre le temps d’être en phase avec moi-même.
L'expérience de ces quatre ans de formation ne m’a pas déçu, même si j’ai bien failli renoncer plusieurs fois, tant les difficultés financières s'amoncelaient, aucune des aides escomptées au départ, en particulier des fonds de formation auxquels je cotisais pourtant, n’étant venues. J’ai dû compter sur ma seule capacité d’adaptation pour atteindre ce but: recevoir en août 2004 un certificat de Praticien de la méthode Feldenkrais. Un sésame non pour appliquer des recettes, mais un constat du chemin parcouru, un jalon ouvert sur des perspectives inconnues, mais présentes si je sais me faire confiance, et aller où ma petite voix me guide [6].
3. La voie de la voix, ou comment accorder son instrument.
 3.1. La voix est le propre de l’homme
Si la voix est le propre de l’homme, elle tient du miracle anatomique, et d’un fragile équilibre physiologique. C’est le constat que dresse Jean Abitbol, oto-rhino-laryngologiste, phoniatre et chirurgien, auteur de “Odyssée de la voix”, paru chez Odile Jacob, dans un entretien publié dans La recherche [7].
Miracle anatomique: “Les cordes vocales sont composées essentiellement d’un muscle, d’une partie ligamenteuse et d’une muqueuse, un épithélium.” Comment deux éléments aussi petits, aussi fins peuvent-ils donner à l’humanité sa caractéristique? Car, au fond, l'essentiel de ce qui nous distingue de l’ensemble du monde animal tient à ces deux languettes tendues en travers de nos larynx et qui nous transforment en êtres capables d’une communication consciente.
Miracle physiologique: “Quand vous respirez, les deux cordes, qui sont à l’horizontale, perpendiculaires à la trachée, sont ouvertes en V, la pointe vers l'avant du cou. Quand vous parlez ou chantez, vous expirez. Les deux branches du V se rapprochent et deviennent parallèles, l’air se fraye un passage, les cordes sont en contact l’une de l’autre. Mais seul l’épithélium vibre. C’est une structure d’une grande délicatesse.”
Ce miracle physiologique, né avec l’hominisation, nous accompagne dans l’existence. C’est notre premier instrument, celui que nous découvrons dès nos premières heures de vie. “Le larynx est un instrument à cordes et à vent.” Cette réalité complexe “implique un dispositif sophistiqué, dont un élément clé est la lubrification, et donc l’hydratation. Celle-ci est assurée par des cellules glandulaires situées au-dessus et en dessous des cordes.”
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La voix est donc simple dans son appareil anatomique, mais complexe quant à son organisation physiologique. Mais elle ne serait rien sans caisses de résonances. La voix n’existe que portée par le corps vers l’extérieur. Elle se nourrit de l'inspiration , l’expiration est son moteur, le corps son organe d’amplification. “La principale caisse de résonance est l’espace formé, au-dessus des cordes vocales, par le pharynx, qui se contracte et se dilate, la langue et la bouche. Le voile du palais ferme et ouvre alternativement l’espace nasal. Mais celui-ci est lui-même une caisse de résonance.”Caisse de résonances formée par les cavités, et les espaces intérieurs, mais aussi par les os, véritables organes vibrants dans lesquels la voix prend son essor, trouve ses harmoniques pour se développer vers le monde externe, avec la tessiture qui la caractérise. “La cage thoracique, propre à chacun, joue le rôle d'amplificateur.” Quelle est la nature de cette intervention de la cage thoracique dans l’émission sonore? Pas de réponse. On pourrait penser que celle-ci intervient à la fois par la résonance dans le vide des alvéoles, mais les os n’auraient-ils pas eux aussi leur rôle dans l’effet d’amplification? Il serait à ce titre intéressant de comparer l’émission sonore chez des patients ayant une grande mobilité thoracique, et chez d’autres ayant une mobilité réduite, voire inexistantes.
La mobilité, ici, est la clef : mobilité des cordes vocales elles-mêmes, mais aussi mobilité du larynx: “Tous les éléments du larynx sont mobiles dans les trois dimensions de l’espace. Il monte quand on émet un son aigu, descend quand on émet un son grave. Ses parties dures sont cinq cartilages mobiles, articulés les uns aux autres. Une kyrielle de muscles intervient pour faire bouger les cartilages et, au-dessus du larynx, les divers éléments mobiles de la cavité buccale. Jusqu’à la luette, dont la forme contribue à la puissance de la voix et à ses harmoniques.”
Il faut ici lever le regard pour élargir le champ de vision au-delà de la limite imposée par la spécialité, au-delà de la stricte sphère oto-rhino-laryngologiste. L’aspect de la mobilité de la sphère buccale et nasale, de l’arrière gorge et du larynx est à priori intéressante, sauf que les muscles et ligaments constitutifs de cette mobilité ont des insertions qui ajoutent au tableau: les clavicules, le rachis cervical et les os de la base du crâne, ainsi que le mandibule inférieur. Qu'en est-il de la voix pour les personnes ayant acquis une limitation de mobilité de ces parties du squelette? Rien n’est dit, mais on pourrait supposer que limiter les mouvements dans les zones décrites, reviendrait à diminuer les capacités de mobilité du larynx et donc aurait un rôle évident dans la qualité de l’émission sonore.
Cette idée est sous-entendue dans la suite de l’article. En effet, Jean Abitbol nous dit:“La voix est l’empreinte d’une personnalité. A l’âge adulte, elle traduit d’abord le sexe, mais aussi la silhouette corporelle et l'histoire de chacun.” Ainsi, le corps intervient globalement dans la nature et la qualité sonore de nos voix. On peut donc supposer (il faudrait bien sûr organiser les échanges autour de cette question) que la qualité de mobilité et d'adaptabilité corporelle pourrait avoir un effet sur la qualité de la voix. C’est là aussi ce que laisse entendre Jean Abitbol: “La vie laisse des traces, des cicatrices. Les cordes vocales portent la marque de votre métier, des excès et des toxiques auxquels vous les avez exposées. Elles ont souvent des nodules, parfois des polypes. Ces marques en font aussi la séduction. La voix est un caractère sexuel secondaire.”
La voix, sensible à nos variations hormonales, est l’expression, au-delà des mots qu’elle prononce de ce que nous sommes, de ce que nous vivons. Elle nous trahit au-delà des mots énoncés. Elle participe, malgré nous à cette expression non verbale qui en dit plus long que ce que nous voulons bien dire.
Les femmes en font l’expérience directe qui ont leur variation mensuelle d’hormones:“Dans les jours qui précèdent l’ovulation, au moment où la femme est la plus fertile, la poussée d'œstrogènes entraîne la présence de mucosités sur les cordes vocales et parfois un léger gonflement, d’un quart de millimètre environ. D’où une tonalité particulière de la voix, qui prend des fréquences plus graves.” Ces variations sexuelles secondaires ne nous distinguent en rien de nos congénères animaux, sinon notre prétention à taire ce qui apparaît à l’oreille et aux yeux: une vérité de l’être qui passe au-delà des mots. “Il est probable qu’à ce moment-là, par sa voix, la femme adresse inconsciemment un signal aux mâles.”
Ainsi, la voix, comme le corps, participe à une infra-communication dont nous n’avons pas toujours conscience, une expression de nous-mêmes qui reste en deçà de ce que la langue et le langage veulent bien exprimer.
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Notre sensibilité à la langue par l’intermédiaire de la voix se forme très tôt.Notre système nerveux dès les premiers temps de l’existence est perméable à ce que l’oreille lui permet de discerner. “Les nourrissons qui entendent bien sont très tôt sensibles aux mots, bien qu’ils ne les comprennent pas. L’hémisphère gauche du cerveau, massivement impliqué dans le langage, est stimulé chez des bébés de deux à quatre jours quand ils entendent une femme parlant la même langue que leur mère leur raconter une histoire.”
Vient donc d’abord la perception, l’audition, l’imprégnation cérébrale, sans préoccupation du sens. Celui-ci se forme par la suite, au fil de l’apprentissage, et de la stimulation de l’enfant. “Le bébé est donc sensible à la forme du discours ayant un sens, même s’il ne comprend pas ce sens. Les facultés linguistiques ne sont pas innées, mais le cerveau doit être stimulé.”
On peut donc envisager une perméabilité totale du cerveau du nourrisson, cette faculté s’amenuisant au fil de l’expérience et des stimulations qui lui parviennent. Un enfant sera à priori capable d’apprendre n’importe quelle langue si la stimulation auditive et affective est présente assez tôt dans son développement. “Avant l’âge de trois ans, un enfant peut prononcer les phonèmes de toutes les langues du monde. Mais les phonèmes non pratiqués à cet âge tendre deviennent ensuite difficiles, voire impossibles, à prononcer.”
Nécessité donc de stimuler, d’enrichir le champ des possibles auprès des enfants, la voix se nourrit dès le début de liens affectifs et sonores, d’intonation et de comportements. Autant de données qui viennent faire en nous ce qu’elle est: une expression de notre vécu sensoriel, voire sensori-moteur. “Le bébé n’est pas programmé pour parler. Il lui faut téter, donc respirer et avaler en même temps, ce que l’enfant sevré ne pourra plus faire, parce que son larynx sera descendu. Le nourrisson humain témoigne de nos origines.” Nous voici face à nous-mêmes en étudiant ce fragile système qui constitue notre voix, face à nos origines dans l’évolution dont les organes vocaux suivent le parcours en quelques mois, face à nos propres origines tissées dans cette relation nourrissante avec la mère, tissée dans les quelques jours qui nous séparent de notre arrivée, jusqu’à cet instant du sevrage, rendu si précoce par les contraintes sociales actuelles.
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Revenons donc un instant à l’anatomie. Un os est essentiel dans le mécanisme de descente du larynx et participe de manière effective à l’émission vocale par les rapports qu’il entretien avec celui-ci: l’os hyoïde. “Suspendu sous la mâchoire, au-dessus de la pomme d’Adam, l’os hyoïde amarre les muscles de la langue. Chez l’homme, sa descente contribue à donner à la langue l’espace qui lui assure son exceptionnelle mobilité et lui permet de former les voyelles.” Car la voix ne serait rien si nous n’étions pas capables d’articuler des sons et de la moduler en agissant, par les variations des volumes intérieurs sur ses harmoniques, son amplitude et son volume, par les subtils mouvements de la langue et des lèvres sur l’articulation des sons modulés en phonèmes, consonnes et voyelles.
Il s’agit donc bien, à partir de ces deux fragiles cordes tendues en travers du larynx, de saisir toute la complexité d’un ensemble dont la vibration des cordes n’est qu’un élément, indispensable mais qui resterait inutile sans la présence d’un environnement favorable à l’expression de la voix. “Si la voix repose sur une mécanique complexe propre à l’homme, celle-ci fait partie d’un tout. Il n’y a pas de voix sans les aires cérébrales de Broca et de Wernicke, qui se sont développées après la séparation avec les grands singes. L’aire de Broca est nécessaire à la prononciation des mots. Elle jouxte la région du cortex moteur qui commande les mouvements de la bouche et du larynx. L’aire de Wernicke est indispensable au stockage et à l’identification des mots, en tout cas des mots non impliqués dans la grammaire. Cette aire est spécialement développée chez les professionnels de la voix et les musiciens.” Lien direct donc avec le cerveau qui bien sûr s’adapte à l’usage de la voix qui est le nôtre. Mais aussi proximité avec l’aire motrice: on pourrait en déduire que, si bien sûr cette aire motrice commande aux mouvements du larynx et de la bouche, elle agit aussi sur l’ensemble des mouvements corporels. Qu’en serait-il de l’aisance du mouvement du larynx et de la bouche chez un individu dont la mobilité de l'ensemble du squelette serait réduite voire même inexistante? Ceux qui ont travaillé avec des paraplégiques, des tétraplégiques, des hémi-plégiques ont pu constater des modifications de la voix nécessitant l’intervention des orthophonistes, mais plus encore de rechercher un certain sens du mouvement perdu.
Ce lien de la voix avec les aires cérébrales est complété par le lien avec l’audition.“L’aire de Wernicke est contiguë à celle de l’audition. Des tâches auditives relativement complexes mobilisent simultanément des aires cérébrales impliquées dans l’audition et dans le langage parlé. L’oreille est l’un des premiers organes développés chez l’embryon, c’est aussi l’un des derniers à achever sa croissance. Les facultés auditives sont complètes vers l’âge de 11 ans, moment où se forme la dernière couche de l’épithélium des cordes vocales. Notre acuité auditive est la plus forte dans les longueurs d’onde correspondant au registre de la voix parlée. Il existe un rétrocontrôle entre la voix et l’audition, qui doit intervenir dans le façonnage des circuits neuraux. Quand je parle, je m’entends parler. Par deux canaux bien distincts: la voix extérieure passe par mon oreille, la voix intérieure par la trompe d’Eustache et la conduction osseuse.” Il va de soi que ces phénomènes, rendus habituels par leur pratique quotidienne existent à l'état inconscient chez la plupart d’entre nous. Mais l’ensemble de ces actions et rétroactions est indispensable à l'émission, la modulation, la formation des sons et de la voix. Il s’agit ici encore de considérer le système vocal comme un élément d’un système plus vaste constitué par le corps tout entier. Une infime variation en un endroit de l’ensemble ne saurait être sans résonance sur la qualité de l’émission sonore.
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Cet entretien apporte une justification à notre recherche: nous occupant de manière non spécifique du mouvement et de sa diffusion à l’ensemble du squelette, nous agissons indirectement sur les capacités vocales par une meilleure transmission des résonances osseuses et donc un affinement des harmoniques...
3.2. Feldenkrais et voix: plus qu’un pont, un lien entre corps en mouvement et corps sonore, une façon d’accorder son instrument.
 Toute leçon de la Méthode Feldenkrais est donc une leçon en mesure d’apporter quelque chose à la voix et à l’articulation du langage [8].
Ces leçons non spécifiques, alliées à la recherche d’une meilleure perception de la mobilité du larynx, de la langue, à l’écoute attentive de l’émission sonore dans les conditions de la mise en mouvement, par l’attention portée à l’audition de sa propre voix, peuvent réactiver des curiosités devenues tellement habituelles que nous n’y prêtons plus attention.
Si nous complétons cette dimension du travail par les connaissances bien établies aujourd’hui dans le domaine de la plasticité neurologique et motrice, nous pouvons penser que Moshé Feldenkrais était résolument en avance sur son temps: chaque mobilité retrouvée et entretenue, chaque réactivation de schémas inhabituels dans les boucles de rétroaction neuro-motrice sera un élément en faveur d’une meilleure adaptation de chacun à l’usage de sa voix en particulier et de lui-même en général.
Nous voici en possession d’un formidable outil pour la réadaptation des personnes après les multiples accidents de la vie qui laissent une trace sur l’ensemble du système somatique, y compris la voix et le langage.
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Préservons-nous toutefois de la tentation de faire de la voix un domaine réservé aux chanteurs, ou aux comédiens. Des enseignants aux médecins, en passant par les garçons de café et les quidams qui déambulent sur des foires de printemps ou d’été aux cris des bonimenteurs, la voix fait partie intégrante de notre relation à l’autre, trahissant par sa qualité des états que nous ne voudrions pas toujours montrer. Notre corps sonore fait partie intégrante de notre corps relationnel, il est la prolongation de ce qu’exprime, dans un langage non verbal notre corps physique. Toute amélioration de notre sensibilité à nos mouvements est une amélioration potentielle de notre conscience de tenir des discours dont les mots ne sont que la partie audible, portée par une qualité harmonique de la voix et des mouvements qui la sous-tendent.
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La Méthode Feldenkrais offre l’intérêt de sa non spécificité : découvrir que de la qualité de nos mouvements, résultat de nos apprentissages, dépend la qualité de notre voix et donc le type de relation que nous établissons; découvrir combien nos attitudes corporelles parlent, le timbre de notre voix parle, le sens de notre regard parle, autant sinon plus que les mots que nous voulons bien prononcer. C’est prendre conscience, mettre dans le champ de l’attention des éléments que nous connaissons déjà pour les pratiquer quotidiennement, et donc créer les conditions d’une autre qualité de nos relations humaines.
Lorsque des praticiens Feldenkrais proposent un travail vocal au cours de leurs leçons, ce n’est pas par volonté de s’adresser à un public spécifique: il s’agit d’inviter chacun à approfondir sa découverte de lui-même, modifiant ainsi profondément sa manière d’établir le dialogue avec l’autre.
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La perception de ce lien entre corps vivant, en mouvement, et corps sonore me semble un moyen de se libérer des contraintes acquises et de nos conditionnements. C’est aussi le moyen, pour ceux dont la voix est la préoccupation constante d’éviter d’en faire un centre obsessionnel en la réintégrant dans un ensemble somatique plus proche de la réalité complexe qui nous caractérise.
[1] Voir en particulier les articles rédigés par François Combeau, Orthophoniste, Praticien Feldenkrais, assistant formateur, mis à disposition sur son sitewww.feldenkrais-au-présent.com
[2] Voir annexe 1
[3] Pour plus de détails, voir annexe 2
[4] Jean-François Roquigny, kinésithérapeute, Praticien Feldenkrais, Assitant formateur, enseignant au CEFEDEM sud.
[5] Renée Van Galen, praticienne Feldenkrais et assistante formatice à Liège (Belgique), venue de l’enseignement sportif, elle est praticienne depuis 15 ans.
[6] Pour plus de détail sur les formations à la Méthode Feldenkrais, voir annexe 3
[7] Entretien paru dans le n° 384 de La Recherche, Mars 2005.
[8] Voir en annexe 5 une courte expérience de leçon intégrant la dimension vocale.
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Annexe 1
Moshe Feldenkrais (1904-1984)
Moshe Feldenkrais, ingénieur et physicien de haut niveau, a introduit le judo en France, et a été l’un de premiers en Europe à obtenir une ceinture noire. Une grave blessure au genou l’a amené à étudier le rôle du système nerveux central dans la rééducation du mouvement.
Les lois de la mécanique, c’est-à-dire du mouvement des corps dans le champ de la gravitation, les facultés d’apprentissage du système nerveux central et les principes fondamentaux des arts martiaux japonais constituent les bases sur lesquelles Moshe Feldenkrais a mis au point sa méthode.
Feldenkrais a fait le constat suivant: nos limitations dans l’ampleur ou la fluidité d’un mouvement ne proviennent en général pas de limites mécaniques au niveau des articulations. Nos limitations dans le mouvement proviennent en général de la façon dont le système nerveux central organise le mouvement.
Or, le système nerveux central est un système qui apprend en permanence de l’expérience vécue. Ainsi, l’organisation d’un mouvement n’est jamais figée et peut se modifier.
Feldenkrais a conçu des leçons qui donnent au système nerveux central des informations pertinentes et lui permettent de mieux organiser certains mouvements. Chaque leçon crée les conditions pour que les élèves vivent une expérience d'eux-mêmes en mouvement, qui amène leur système nerveux à intégrer cette expérience pour l’utiliser dans d’autres mouvements.

©Photo Léa Wolgensinger
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Annexe 2
Comment est enseignée la Méthode Feldenkrais?
Deux manières complémentaires sont à la disposition des élèves pour approfondir leur apprentissage :
- Le leçons de Prise de conscience par le mouvement (PCM), dispensées en groupe, l’enseignant propose verbalement des séquences de mouvements au cours desquelles les élèves sont invités à explorer et interroger par la sensation leurs propres schémas habituels.
- Les leçons d’Intégration fonctionnelle (IF) sont destinées aux particuliers et élaborées dans le même esprit que les PCM, mais le praticien dialogue par le toucher avec son élève. Les manipulations habiles, très douceset sécurisantes, jamais fortes, intrusives ou menaçantes, attirent l’attention de l’élève sur le lien entre sensation et mouvement.
©Photo: archives Bulletin Feldenkrais France
Ces deux formes d’enseignement visent à stimuler les capacités autorégulatrices de l’organisme, pour l'amener vers une activité plus efficace et adaptée aux besoins individuels.
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Annexe 3 et 4
Comment se former à la Méthode Feldenkrais, Structures internationales de la Méthode
Par Annette Orphal, psychologue clinicienne, praticienne Feldenkrais.
Formation
La formation àla Méthode Feldenkrais selon les critères internationaux s’étend sur 160 jours de stages intensifs répartis en moyenne sur 4 années, animés par différents formateurs dont les approches et expériences offrent des perspectives variées et complémentaires surla Méthode Feldenkrais. En France, Accord Mobile à Paris et IFELD à Lyon sont actuellement les seuls organismes proposant des programmes de formation accrédités par le réseau international des associations Feldenkrais. Pour plus d’information, veuillez consulter le site www.eurotab.org
Structures internationales
L’association Feldenkrais France est membre de l’International Feldenkrais Federation (IFF) et de l’European Training Accreditation Board Council (ETC). En coopération avec l’ensemble des associations qui représentent les praticiens d’Europe et d’Israël, des Etats-Unis et d’Australie, elle participe au développement des directives d’accréditation des programmes de formation àla Méthode Feldenkrais à l’échelle internationale.
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Annexe 5
Une courte leçon de PCM
1. Asseyez-vous confortablement sur une chaise, les pieds à plat sur le sol, émettez un son, ou dite une phrase en portant votre attention sur la qualité sonore et votre manière d’émettre ce son ou de prononcer ces mots.
2. Tournez votre tête vers la droite sans forcer. Remarquez jusqu’où vous pouvez tourner la tête. Revenez au centre. Répétez le mouvement pour vous assurer de votre zone de confort dans le mouvement.
3. Faites le même mouvement en émettant un son grave, portez attention à la qualité du son émis.
4. Prenez votre main gauche et placez-la sur votre cou, en-dessous de votre oreille droite. Appuyez ou serrez le gros muscle situé en-dessous de votre oreille (le sternocléïdomastoïdien) sur le côté droit, avec vos doigts de la main gauche. Cela limitera l’action de ce muscle.
5. Expirez pendant que vous tournez la tête lentement à droite vers votre main, et puis tournez votre tête vers la gauche. Répétez 2 ou 3 fois.
6. Laissez tomber votre main gauche et tournez vers la droite. Remarquez le changement dans a capacité de rotation.
7. Faites le même mouvement en émettant le même son grave. Comparez la qualité de ce son avec la précédente.
8. Levez votre main gauche et tenez de nouveau le muscle. Cette fois, en expirant et tournant la tête, gardez vos yeux fixés au centre. Répétez 2 ou 3 fois.
9. Laissez tomber votre main gauche et tournez encore vers la droite. Remarquez l’augmentation de la capacité de rotation.
10. De nouveau, faites le même mouvement en émettant le même son. Observez à nouveau sa qualité.
11. Changez de côté et répétez. Le changement est-il le même des deux côtés?
12. Revenez à votre émission sonore, à votre phrase: observez-vous un changement?
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Annexe 6
Bibliographie Francophone disponible
Ouvrages de Moshe Feldenkrais:
Editions du Temps présent: “Le cas Doris”, “L’être et la maturité du comportement”
Chez L’inhabituel: “L’évidence en question”
Chez Dangles: “Energie et bien-être par le mouvement”
Chez Robert Laffont: “La puissance du moi”
Autres ouvrages:
“Articuler le changement” de Larry Goldfarb, aux éditions du Temps présent
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Annexe 7
S’informer
Association Feldenkrais France

Site Internet : www.feldenkrais.org

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